Géométrie pulmonairePlus un poumon est efficace, plus il est fragile. Cette observation paradoxale mais bien connue des sportifs n'est pas aisée à expliquer. En modélisant le poumon et les flux d'air qui le parcourent, on s'aperçoit que l'organe ne ressemble pas à celui prédit par la théorie. Pourquoi ?
« Parfois, on dirait que les Jeux olympiques sont des Jeux pour malades ! » avait lancé Alexandre de Mérode, président belge de la commission médicale du Comité international olympique (CIO), face au nombre de candidats se prétendant asthmatiques aux Jeux olympiques de Sydney. Et pourtant les pneumologues s'accordent à penser qu'il doit y avoir davantage d'asthmatiques chez les sportifs de haut niveau que dans la population générale. N'est-ce pas paradoxal ?
La manière dont s'écoule l'air dans les poumons peut apporter une explication. L'arbre bronchique a une structure géométrique en « arbre dichotomique » : il est formé de branches qui se divisent en deux branches plus petites, qui elles-mêmes se divisent en deux, et ainsi de suite [1]. Chaque étape forme ce que l'on appelle une « génération » ; le poumon en possède vingt-trois, et le nombre total de bronches dépasse les huit millions.
Équations trop complexes
Les dix-sept premières générations ont pour rôle de distribuer l'air vers les acini, des petits sacs d'environ trois millimètres de diamètre qui forment la surface d'échange entre l'air et le sang. Les dilatations et les contractions du poumon créent une différence de pression entre l'air ambiant et les acini, ce qui induit un flux d'air à travers le poumon. Plus on s'enfonce dans l'arbre bronchique, plus la vitesse de l'air diminue.
Les équations du mouvement de l'air sont hélas trop complexes en général pour que l'on puisse les résoudre. Mais, quand la vitesse de l'air devient suffisamment faible (à partir de la sixième génération pour une personne au repos), il est possible de simplifier le problème mathématique et d'étudier les relations entre le débit de l'air et la géométrie du poumon.
Dans le cadre de nos recherches à l'École normale supérieure de Cachan, nous avons retenu un modèle géométrique du poumon dans lequel les branches d'une même génération (au-delà de la sixième) sont peu ou prou de longueurs et de diamètres identiques [2,3]. Ainsi, nous pouvons supposer qu'une branche de génération i + 1 est une réduction par homothétie* des branches de génération i par un facteur hi.
Résistance hydrodynamique
Entre les générations 7 et 17, les tailles des bronches de notre modèle sont complètement déterminées par les dix paramètres h1, ..., h10. Lorsque l'air parcourt le poumon à des vitesses de l'ordre du centimètre par seconde, les équations relient linéairement la différence de pression entre l'entrée et la sortie d'un réseau de bronches avec le flux d'air qui le traverse. Ces lois - semblables à celles qui, en électricité, lient intensité et différence de potentiel - font intervenir la résistance hydrodynamique de la structure au passage de l'air. Plus la résistance est grande, plus on doit augmenter la différence de pression pour maintenir le flux et donc, dans le cas du poumon, la force musculaire pour respirer.
Si l'on se place à une génération p,
les tailles sont réduites d'un facteur
h1 × h2 × ... × hp. Dans notre modèle géométrique, le volume varie avec ce produit, tandis que la résistance varie avec son inverse (pour plus de détails, voir notre site [Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien]
Une diminution de la résistance consécutive à une augmentation des facteurs hi entraîne donc nécessairement une augmentation du volume de l'arbre bronchique. Or, ce volume est limité par la taille de la cage thoracique. La question du « poumon optimal » est donc un problème d'optimisation dans un volume maximal donné.
L'arbre optimal - celui qui minimise la résistance pour distribuer de l'air dans un volume fini - suit la « loi de Hess-Murray », établie en 1914, qui dit que les facteurs de réduction hi sont tous identiques et égaux à :
ho = (1/2)1/3 0,79
Ces valeurs correspondent à un remplissage parfait du volume. Si le nombre de générations tendait vers l'infini, l'arbre atteindrait chaque point de l'espace, et l'on parlerait alors d'arbre fractal tridimensionnel.
Le poumon du corps humain est-il semblable à ce poumon optimal ? Non ! D'après les mesures effectuées par Ewald R. Weibel, de l'université de Berne, les facteurs de réduction réels sont, comme prévu, sensiblement les mêmes d'une génération à l'autre, mais leur valeur commune hp est de l'ordre de 0,85 : l'organe, bien que relativement proche du poumon optimal, prend plus de volume que nécessaire. En outre, la géométrie du poumon diffère d'une personne à l'autre, et le facteur h peut varier.
Avoir un arbre bronchique un peu trop volumineux représente-t-il un avantage pour l'homme ? Raisonnons en termes de variations. Nous allons supposer que les facteurs hi sont tous égaux à une valeur h. La résistance et le volume s'expriment alors sous forme de séries géométriques* dont les comportements sont opposés : quand l'une de ces deux grandeurs varie lentement, l'autre varie rapidement (fig. 1).
Avantage évolutif
Lorsque le facteur h est supérieur à la valeur optimale, la résistance varie peu avec h. Ainsi, si, chez deux personnes, on enregistre des valeurs respectives pour h de 0,82 et 0,88, il n'y aura pas de grande différence pour la résistance au passage de l'air. Mais, plus on se rapproche de l'optimum, plus la résistance varie avec h : entre des valeurs de h de 0,76 et 0,82, la résistance double.
On peut émettre l'hypothèse que le décalage par rapport aux valeurs optimales est le reflet d'un avantage évolutif pour pallier le risque de difficultés respiratoires. Il s'agirait alors en quelque sorte d'une « marge de sécurité » permettant une variabilité entre les individus sans conséquences notables sur la respiration.
Cette marge a des conséquences au niveau d'un individu. Le poumon n'est pas une structure rigide et réagit aux stimuli extérieurs (pressions, température, poussières, etc.) par des contractions et des dilatations de ses bronches. Pour comprendre l'effet des contractions, nous avons proposé un autre modèle géométrique qui utilise, cette fois, deux facteurs de réduction : un pour les longueurs (hl) et un pour les diamètres (hd).
Fragilité des athlètes
Avec ce modèle, nous avons pu modéliser les conséquences d'une contraction en cascade des bronches, c'est-à-dire d'une même réduction du paramètre hd pour toutes les bronches. Grâce à la formulation de la résistance en série géométrique, on voit qu'un arbre bronchique optimal est bien plus sensible à ce type de contractions que ne l'est un arbre de plus grand facteur h.
Une réduction de 3 % du paramètre hd double la résistance dans un poumon optimal, contre une augmentation d'environ 50 % pour un poumon normal. Bien que n'étant sans doute pas parfaitement à l'optimum, les athlètes en sont vraisemblablement plus proches que les non-sportifs. Cela pourrait expliquer pourquoi ils sont plus sensibles aux bronchospasmes, ces contractions des muscles de la paroi des bronches entraînant leur rétrécissement.
Nous n'avons évoqué que les onze générations qui précèdent les acini : comment les six premières générations jouent-elles sur la distribution de l'air ? Dans les premières bronches, seule la simulation numérique peut nous éclairer. Il s'agit d'un projet de recherche en cours. L'objectif est notamment de comprendre comment le poumon peut compenser les effets d'inertie dus aux grandes vitesses : l'air a tendance à « aller tout droit », à la manière d'une voiture qui aborde un virage trop vite. D'après les résultats pré³Bliminaires, l'air se dirige de façon préférentielle vers la base du poumon. Ainsi, un poumon évasé à la base doit théoriquement faciliter la respiration. À nouveau, la géométrie du poumon lui permettrait d'assurer au mieux sa fonction physiologique
Benjamin Mauroy